Quand Edgar MORIN publie « La métamorphose de Plozevet » en 1967, il décrit le processus de modernisation des années 60 dans un village bigouden. Poussée par ce qu’il appelle les « agents secrets de la modernité » que sont pour lui les femmes et les jeunes, et inspirée par les récits portés par les marins de commerce et les touristes, c’est dans le refus du passé et grâce à la naissance du marché, que s’installe la société consumériste. La valeur d’échange efface d’un seul coup les valeurs d’usage. La cuisine moderne avec ses meubles en formica prend toute la place, et c’est à peine si l’on remarque encore l’horloge « de grand-mère » qui reste là, mais qu’on ne remonte plus depuis un moment déjà.

Comme la cuisine en formica, cette modernité a pris toute la place dans nos territoires, depuis 50 ans. Les bâtiments anciens sont un peu comme l’horloge de grand-mère, on ne sait plus très bien pourquoi on les garde, et, chaque fois qu’on le peut, on les remplace par un ouvrage plus moderne, correspondant mieux à ce qu’on croit être les attentes du moment. Il n’y a pas de société consumériste sans amoncellement de déchets, vestiges de ces remplacements permanents.

Résultat, le BTP produit 227 millions de tonnes de déchets annuels en France, soit plus des deux tiers du total des déchets en France.

Alors que nous sommes entrés dans le siècle de l’épuisement des ressources de premier cycle, chacun est bien conscient que nous devons trouver une autre voie, investir une autre modernité, réussir une nouvelle métamorphose qui elle, prendrait soin de l’existant plutôt que de s’en séparer au gré des évolutions de la société.

La métamorphose du « faire avec l’existant », pour qu’elle soit une dynamique, une nouvelle modernité, et pas un conservatisme, voire un retour en arrière, suppose de faire évoluer 5 pratiques

1/ Pour des territoires Kintsugi

Kintsugi est l'art japonais qui consiste à réparer la céramique brisée avec de l'or. Il célèbre les imperfections et met en valeur les réparations comme des parties importantes de l'histoire d'un objet, plutôt que quelque chose à cacher. Le kintsugi transforme un objet brisé en une œuvre d'art. De même, la rénovation peut transformer un bâtiment ancien en un espace revitalisé, respectueux de son histoire, améliorant la qualité de vie, et offrant des espaces plus sains, plus lumineux, plus accueillants.

La transformation intégrative et la conservation adaptative que nous appelons de nos vœux n'annihile pas son précédent mais le réintègre d'une nouvelle manière. Cela signifie que les éléments existants ne sont pas simplement remplacés mais sont transformés et adaptés pour créer quelque chose de nouveau qui conserve encore des traces de l'ancien. C’est ici qu’on retrouvera les notions de changement d’usage (un bâtiment tertiaire qui devient un ensemble de logements par exemple), ou la surélévation et les extensions et tout ce qui viendra accroitre la valeur d’usage de l’ouvrage.

Nous pourrions encourager les architectes et designers à créer des projets qui mélangent esthétiquement l'ancien et le moderne de manière audacieuse et visuelle. Cela peut inclure l'utilisation de matériaux traditionnels dans des formes contemporaines ou l'inverse. A l’image du Kintsugi qui va utiliser de l’or fondu pour remodeler la céramique brisée, nous pensons que l’éco-rénovation qui a recours à des matériaux bio et géo sourcés pour remodeler la ville, la réparer et en prendre soin, est une des plus belles façons de sublimer l’existant.

2/ Pour des ouvrages durables

Inspiré par l’adage populaire : « Ce qui s’entretient dure, ce qui ne s’entretient pas, ne dure pas » nous pensons que l’entretien et la durabilité des ouvrages devrait être l’enjeu de toute la profession.

C’est cette notion qui qui lie l'ancien et le nouveau. Dans le triptyque de l’association Negawatt (sobriété-efficacité-renouvelable), la recherche de l’efficacité propose une forme de continuité entre conservation et innovation, par l’optimisation des systèmes, l’optimisation de l’exploitation et de la gestion des ouvrages. Quand l’innovation est au service de la baisse des consommations, elle permet aux ouvrages de se régénérer en intégrant des changements de manière créative et novatrice. Elle oblige à explorer de nouvelles organisations autour de l’économie de la fonctionnalité, où la notion de propriété est réinterrogée au profit du service rendu. Des nouveaux métiers émergent ou doivent être confortés comme ceux du commissionning.

On peut même penser à termes, que ce sont les gestionnaires des bâtiments qui seront les futurs commanditaires de nos ouvrages. L’avenir de la maîtrise d’ouvrage se situe sans aucun doute dans la maîtrise de son exploitation.

Le coût global, loin d’être une chimère dont on parle plus qu’on ne le pratique, doit devenir une seconde nature. Le phasage des travaux, du simple remplacement, à la réhabilitation, devrait être intégrée dans une planification, dès l’origine du bâtiment.

3/ Pour une culture massive de la rénovation

La massification, est un phénomène dont on en entend plus parler qu’on ne le voit, un peu comme le coût global. Le chiffre d’affaires de la filière consacré à la rénovation est déjà plus important que celui du neuf, et ce depuis plusieurs années. Pourtant, tout le monde fait comme si le neuf était plus important, à tel point que les mots « construction » et « neuf » soient encore considérés comme des synonymes.

Quand les pouvoirs publics favorisent la rénovation, c’est le volet énergétique qui constitue la principale motivation, quand le particulier s’engage dans une rénovation, il pense aux questions de confort et de qualité de vie, et l’investisseur est poussé par les questions de la valeur patrimoniale et commerciale. Massifier la rénovation, avant de constituer un défi technique, consiste donc à rassembler toutes ces énergies disparates.

La massification ne constitue pas une différence de degré par rapport à ce qui existe, mais une différence de nature, fondamentale.

Il s’agit non seulement de réduire drastiquement la consommation d'énergie des bâtiments, mais aussi de réduire leur empreinte carbone, de préserver le patrimoine culturel, de donner des marges de manœuvre financières en réduisant les importations d’hydrocarbures, d’inventer des dispositifs financiers, de trouver des solutions technologiques, bref, d’enclencher un mouvement massif de rénovation de la pensée constructive. La métamorphose à laquelle nous faisons appel ici peut être vue comme un appel à une transformation radicale.

4/ Pour une rénovation prenant soin des humains

A l’image d’EnergieSprong en Pays de la Loire, la massification de la rénovation recouvre la double dimension écologique et sociale. Ecologique, car la rénovation est le moyen le plus rapide et le plus efficace de diminuer nos émissions de gaz à effets de serre. Social, car ce n’est pas par hasard que ce soient les bailleurs sociaux qui aient démarré, en tous cas en Pays de la Loire, le processus de massification de la rénovation. Les dépenses consacrées à se chauffer en hiver, et bientôt à se refroidir en été, sont insupportables pour les ménages les plus modestes. La massification de la rénovation est la meilleure façon de faire rejoindre l’impératif social et l’impératif écologique.

Mais on peut élargir le propos, et se demander si prendre soin des ouvrages ce n’est pas avant tout prendre soin des humains. Cette approche pourrait redéfinir la manière dont nous concevons la rénovation et l'usage des espaces existants.

Les bâtiments anciens, une fois rénovés avec des matériaux écologiques et naturels comme le bois, la chaux, le chanvre, peuvent offrir une meilleure qualité de l'air intérieur. Ces matériaux tendent à être moins toxiques et émettent moins de composés organiques volatils (COV) que leurs homologues synthétiques, contribuant ainsi à un environnement intérieur plus sain. En intégrant des conceptions qui maximisent la lumière naturelle et améliorent le confort thermique, la rénovation peut également avoir un impact positif sur la santé mentale et le bien-être général. En utilisant des matériaux d'isolation acoustique naturels et en concevant des espaces qui minimisent le bruit externe, les projets de rénovation peuvent contribuer à un environnement de vie moins stressant et plus calme. Enfin, adapter des bâtiments existants pour être plus accessibles aux personnes à mobilité réduite et aux personnes âgées, est un aspect crucial du prendre soin.

"Faire avec l'existant" devrait inclure également la préservation des espaces verts environnants ou leur intégration dans le design urbain. Ces espaces non seulement embellissent le paysage urbain mais jouent aussi un rôle crucial dans la promotion de la biodiversité et dans l'offre de zones de récréation et d’îlots de fraicheur en été, qui améliorent la santé physique et mentale des résidents.

"Faire avec l'existant" ne signifie donc pas seulement préserver des structures physiques, mais aussi améliorer la manière dont ces espaces servent et soutiennent leurs utilisateurs. Cette dimension est fondamentalement moderne, car elle répond aux défis contemporains de santé publique, de bien-être et de durabilité environnementale, plaçant l'humain et son environnement au cœur des préoccupations.

5/ Accepter la complexité

Prendre soin de l’existant abouti à quelque chose de plus complexe que le remplacement permanent que nous connaissons depuis 50 ans. Elle s'oppose à la simplification et relève de la complexité, permettant de nouvelles interactions et connexions qui n'étaient pas envisageables auparavant.

Faire de la rénovation de l’existant une culture commune, partagée par tous, évolutive, imparfaite, mouvante, se réfère à quelque chose qui relève de l’organique et du vivant.

Le réemploi qui est « la nouvelle frontière » de la construction, ouvre un gisement extraordinaire de produits et matériaux, particulièrement adapté aux projets de rénovation. La complexité de sa mise en œuvre, les surprises inhérentes à tous les projets de réemploi, fait appel en permanence à l’intelligence des situations des opérateurs. Faire avec l’existant constitue sans aucun doute le meilleur moyen de valoriser les métiers de la construction, en particulier sur les chantiers qui constituent notre singularité par rapport à tous les autres métiers.

Pour revenir à Edgard Morin, nous pensons venu le moment d’une nouvelle métamorphose pour nos territoires, en changeant la perception selon laquelle la modernité est synonyme de neuf, en montrant que moderniser devrait signifier avant tout « améliorer et adapter ce qui existe déjà ». Il est possible de construire un nouveau récit autour de cette modernité où "faire avec l'existant" est perçu non seulement comme économiquement et écologiquement rationnel, mais aussi comme une expression de modernité créative et responsable.

Pierre-Yves LEGRAND

Directeur de NOVABUILD

3 septembre 24

« moderniser devrait signifier avant tout « améliorer et adapter ce qui existe déjà » »

Pierre-Yves Legrand

Faire avec l'existant